La théorie de la soumission librement consentie s’inscrit pour Joule & Beauvois (1998) dans la suite logique des travaux de Lewin (1947a) sur la résistance au changement. Dans cet article, Lewin (1947a) reprend les conceptions issues de la théorie des champs en expliquant que les habitudes sociales ou encore les coutumes représentent une force supplémentaires qui est là pour garder le système global dans un état stable (que Joule & Beauvois, 1998, qualifient de « gel cognitif ») et ce quelques soient les forces additionnelles impliquées pour tenter de déséquilibrer le système. Pour Lewin (1947b), cette force de l’équilibre est directement liée à la valeur que les individus accordent aux normes du groupe. Cette résistance au changement ne peut donc être altérée que si la valeur que les individus accordent à la norme du groupe est elle-même remise en cause. Pour Lewin (1947b) la modification des habitudes sociales suppose trois étapes :
1 – « dégel » de l’équilibre actuel
2 – modification de l’état actuel
3 – « gel » du nouvel état
Dans le cadre de plusieurs études sur la modification des habitudes alimentaires des ménagères américaines, Lewin (1947b) a comparé deux conditions expérimentales. Dans la première condition expérimentale de l’une de ses études, des ménagères sont conviées à une simple lecture sur les vertus de la consommation du lait frais. Dans la deuxième condition, les ménagères sont impliquées dans une discussion collective qui les amène peu à peu à prendre la décision de modifier leur consommation de lait frais. Lewin insiste bien sur le fait qu’aucune pression d’aucune sorte n’est effectuée sur les ménagères pour les forcer à prendre une décision allant dans le sens souhaité. Les résultats de consommation de lait frais, au bout de deux à quatre semaines, montrent que la décision en groupe permet une multiplication par deux du pourcentage de ménagères qui modifient leurs habitudes.
Dans une autre étude, sur la consommation d’huile de foie de morue en direction des nouveaux nés, la condition de discussion en groupe est comparée à une discussion individuelle avec un nutritionniste. Là encore, les résultats montrent que les mères qui ont pris la décision collectivement, de donner de l’huile de foie de morue à leur bébé, le font deux fois plus que celles qui ont simplement été informées par un nutritionniste, et ce, deux à quatre semaines plus tard.
Les résultats de ces différentes études montrent l’impact de la prise de décision sur la persistance de l’action. Comme l’explique Lewin, « la motivation à elle seule, cependant, n’est pas suffisante pour conduire au changement. Ce dernier présuppose un lien entre motivation et action. Ce lien se situe au niveau de la décision, mais il n’est fourni ni par la lecture ou ni même par la discussion. Il semble être lié au fait, au moins en partie, que le processus de décision, qui ne prend que quelques minutes, est capable d’affecter la conduite pour les mois à venir. La décision relie la motivation et l’action et, dans le même temps, semble avoir un effet de « gel cognitif » qui est partiellement dû à la tendance individuelle de « maintenir coûte que coûte sa décision » et partiellement à l’effet "d’engagement envers le groupe" » (1947b, p. 37, traduction libre). La soumission librement consentie est le terme générique qu’utilisent Joule & Beauvois (1998) pour désigner toutes les procédures d’enga¬gement qui, comme dans les expériences de Lewin, provoquent une décision individuelle qui induit un effet de gel cognitif, tout en préservant « l’illusion » de liberté dont croit jouir l’individu.
Ils (Joule & Beauvois, 2002) ont ainsi répertorié environ une quinzaine de techniques susceptibles d’engager l’individu, qu’il est impossible de toute mentionner dans ce trop court résumé. Afin d’illustrer ce bref aperçu, il est malgré tout possible de s’attarder sur l’un des procédés les plus connus et les plus anciens : le pied dans la porte. Le principe de cette technique est simple. Il s’agit, dans un premier temps, de faire en sorte que l’individu pose un acte peu coûteux afin qu’il en vienne plus facilement à en générer un deuxième qui l’est nettement davantage. À titre d’exemple, l’expérimentateur peut dans un premier temps demander l’heure à une personne afin, dans un deuxième temps, de lui demander une cigarette ou une pièce de monnaie. En procédant ainsi, l’individu qui passe par un premier acte peu coûteux a significativement plus de chance de voir sa deuxième requête aboutir. Pour Joules & Beauvois (1998, 2002), l’engagement a un double effet sur le plan cognitif (effet de gel) et comportemental (stabilisation du comportement et sur la réalisation de nouveaux comportements allant dans le même sens). Pour Joules & Beauvois (1998, 2002), les différents facteurs qui jouent sur l’engagement sont les suivants.
- Le contexte de liberté dans lequel l’acte est réalisé - un acte réalisé dans un contexte de liberté est plus engageant qu’un acte réalisé dans un contexte de contrainte.
- Le caractère public de l’acte - un acte réalisé publiquement est plus engageant qu’un acte dont l’anonymat est garanti.
- Le caractère explicite de l’acte - un acte explicite, d’interprétation non ambiguë, est plus engageant qu’un acte non explicite.
- L’irrévocabilité de l’acte - un acte irrévocable est plus engageant qu’un acte qui ne l’est pas.
- La répétition de l’acte - un acte que l’on répète est plus engageant qu’un acte qu’on ne réalise qu’une fois.
- Les conséquences de l’acte - un acte est d’autant plus engageant qu’il est lourd de conséquences.
- Le coût de l’acte - un acte est d’autant plus engageant qu’il est coûteux (en argent, en temps, en énergie, etc.).
- Les raisons de l’acte - un acte est d’autant plus engageant qu’il ne peut être imputé à des raisons externes (par exemple : promesses de récompenses, menaces de punition) et qu’il peut être imputé à des raisons internes (par exemple : valeurs personnelles, traits de personnalité).
Représentation intégrée de la soumission librement consentie
(Joules & Beauvois , 2002)